Qu’est-ce qu’un pervers narcissique et comment le reconnaître ?
« Pervers narcissique » : l’expression est à la mode. Sur les réseaux sociaux, les experts autoproclamés déploient des méthodes soi-disant imparables pour identifier les prédateurs psychologiques, au risque de désigner des comportements ponctuels et relativement communs – agressivité temporaire, autosatisfaction, vantardise – comme des preuves irréfutables d’un trouble de la personnalité.
Mais la réalité est beaucoup plus complexe que cela.
Car la perversion narcissique, théorisée par Paul-Claude Racamier dans les années 1980, est un phénomène complexe, qui ne fait pas (encore) partie de l’arsenal clinique des psychothérapeutes, et qui, pour cette raison, reste difficile à caractériser et tend à laisser l’entourage des « malades » démuni.
Qu’est-ce qu’un pervers narcissique ? Quelles sont les origines de cette pathologie et comment la reconnaître, puis s’en protéger ? Faisons le point.
Qu’est-ce qu’un pervers narcissique ? Définition
La perversion narcissique est un trouble psychiatrique. Le terme désigne une personne atteinte d’un trouble de la personnalité narcissique : un homme ou une femme qui présente une tendance à faire du mal à autrui et à manipuler ceux qui l’entourent, sans être soi-même affecté(e) et sans faire preuve d’empathie ou ressentir de culpabilité.
Le pervers narcissique fait de sa victime (généralement un membre de sa famille ou son partenaire) un objet à dévaloriser pour mieux se mettre en avant.
Perversion narcissique : une notion qui échappe aux classifications
Pour autant, en psychiatrie comme en psychologie clinique (et plus globalement dans le domaine de la médecine), la terminologie de pervers narcissique n’est pas employée.
Elle n’a pas été retenue par le DMS-5 (le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, outil de classification publié aux États-Unis et régulièrement mis à jour) et ne figure pas dans la CIM (classification internationale des maladies, émanant de l’Organisation mondiale de la santé et utilisée dans 35 pays).
N’ayant pas de validité clinique, cette notion soulève de nombreuses difficultés dans la mesure où « elle conjugue non seulement celle de perversité, qui est plus morale que médicale mais, en outre, celle de narcissisme qui ne va nullement de soi », comme le souligne Philippe Cabestan dans un article de la revue Philosophie.
De fait, une bonne façon de définir la perversion narcissique consiste à en faire une double pathologie réunissant les caractéristiques des deux termes qui la composent :
- Le narcissisme, qui se traduit par une déformation de sa propre image : celle-ci devient démesurée.
- La perversité, qui se caractérise par le fait de se réjouir du mal que l’on inflige aux autres (généralement pour masquer ses propres problèmes et traumatismes).
Le pervers narcissique comme prédateur
Par essence, le pervers narcissique est un prédateur psychologique : il se nourrit de l’énergie des autres. À ce titre, la littérature scientifique a régulièrement formulé une association symbolique entre la perversion narcissique et la figure mythique du vampire, en s’appuyant sur l’image de « prédateur effrayant et séduisant » dont jouit ce dernier.
Or, qui dit « prédateur » dit aussi « victime ». Bien que la perversion narcissique découle plutôt d’une construction psycho-sociale que d’un trouble véritablement clinique, les conséquences d’un tel comportement sur l’entourage du malade sont réelles et sérieuses, voire dramatiques.
En effet, les relations avec les personnes atteintes de ce trouble sont marquées par des abus émotionnels, psychologiques, physiques, et parfois financiers. La victime tend à perdre toute estime de soi, à développer un stress important et une fatigue émotionnelle handicapante, à se remettre en question sans cesse.
Elle est dépossédée de son individualité et devient, selon les termes de Paul-Claude Racamier, un « objet ustensilitaire ». Celui-ci ajoute, dans son ouvrage fondateur Les Perversions narcissiques, que « la pensée perverse est une pensée créativement nulle et socialement dangereuse ».
Les origines de la perversion narcissique
La réponse à la question « qu’est-ce qu’un pervers narcissique ? » ne serait pas complète sans évoquer les origines d’un tel trouble. Les spécialistes y voient un mécanisme de défense inconscient qui se développe au stade de l’enfance pour faire barrage à des conflits intérieurs, à un état dépressif latent ou à des traumatismes issus d’abus, de violences ou de périodes difficiles.
Tout cela ayant lieu, le plus souvent, au sein de familles dysfonctionnelles. En psychanalyse, on relie cette pathologie au renoncement originaire de l’enfant à la fusion avec sa mère, une blessure psychique susceptible de favoriser le développement d’un comportement narcissique à l’adolescence, puis à l’âge adulte.
Autrement dit, l’enfant édifie autour de son psychisme une bulle qui certes le protège contre les abus du monde extérieur, mais qui tend, par la même occasion, à gommer toute empathie et à nier toute vie émotionnelle.
Par ailleurs, ce trouble est parfois qualifié d’« universel », au sens où il existerait en chacun de nous à des degrés divers. Dans cette vision des choses, le caractère destructeur du pervers narcissique n’apparaît que lorsque la pathologie s’installe et s’organise, lorsqu’elle devient inhérente aux relations sociales.
À ce titre, Paul-Claude Racamier distingue trois degrés évolutifs :
- Le degré universel : celui de tout le monde, qui ne refait surface qu’incidemment durant l’existence.
- Le soulèvement perversif : la mise en œuvre d’un mécanisme de défense face à une situation conflictuelle, douloureuse, ou dépressivante. C’est là que la perversion s’installe et s’organise.
- Les organisations perverses narcissiques, qui sont les plus accomplies.
Aux yeux de Racamier, la perversion narcissique est une inclination universelle, nécessaire à l’enfant pour forger son adaptation à la vie sociale, et qui peut s’installer (ou non) dans l’individu. Cette inclination devient nocive lorsqu’elle tourne à la pathologie.
La perversion narcissique, une découverte récente
On doit au psychanalyste Paul-Claude Racamier l’émergence du concept de perversion narcissique. Il est le premier à avoir décrit, en 1986, le fonctionnement de cette pathologie qu’il définit comme « une propension active du sujet à nourrir son propre narcissisme au détriment de celui d’autrui ».
Une forme de narcissisme qui relève de la perversité (mais sans dimension sexuelle) dans la mesure où le rapport à l’autre est essentiellement, sinon exclusivement, instrumental. Ce travail a donné lieu à diverses publications et, en 1992, à la sortie d’un ouvrage majeur sur le sujet, Les Perversions narcissiques. Il s’agit donc, pour le moins, d’une découverte récente… et d’une pathologie bien mal comprise encore de nos jours.
Dans un autre ouvrage paru en 1996, Le Génie des origines : Psychanalyse et psychoses, Racamier témoigne de la difficulté à appréhender pleinement la notion de pervers narcissique du fait de l’absence de faits cliniques.
Il écrit : « un pervers ne désire se soigner que s’il ne l’est pas suffisamment. Encore moins sur le divan du psychanalyste : la démarche psychanalytique et la pente perverse sont antinomiques. »
Néanmoins, Racamier s’attache à délimiter cette notion fuyante. Pour ce faire, il en distingue deux mouvements et deux « versions » :
- 1er mouvement : le soulèvement perversif, qui se produit « sous le coup de la détresse narcissique d’un moi sur le point de se perdre, ou de la détresse libidinale d’un sujet endeuillé d’avoir perdu ce qu’il aime » (Les Perversions narcissiques, p. 13).
- 2e mouvement : l’installation et l’organisation de la perversion narcissique. Ce mouvement est alimenté par deux forces motrices, « le reliquat d’une séduction narcissique jamais vraiment estompée, mais au contraire toujours active, et une nécessité défensive puissante et spécifiquement organisée » (ibid., p. 15).
- Une version agressive, proche de la paranoïa et de la psychose passionnelle, observée principalement chez les femmes.
- Et une version plus avantageuse (mais non moins dangereuse), proche du narcissisme glorieux, que l’on retrouve plus souvent chez les hommes.
À quoi reconnaît-on un pervers narcissique ?
L’absence de classification clinique rend difficile l’identification d’un pervers narcissique. Pour cette raison, la prévalence de ce trouble donne lieu à des estimations hétérogènes : en fonction des sources, le taux varie entre 2 % et plus de 6 % de la population.
De fait, le diagnostic est complexe, raison pour laquelle on utilise ce terme de façon abusive pour étiqueter des comportements certes nocifs, mais qui n’ont rien à voir avec la perversion narcissique au sens strict.
C’est d’autant plus problématique que les pervers narcissiques eux-mêmes sont parfaitement inconscients de leur état, qu’ils sont persuadés d’agir pour le bien d’autrui, et donc incapables de se reconnaître comme tels… et encore moins d’être pris en charge sur le plan psychologique.
Les signes de la perversion narcissique
Toutefois, il est possible d’identifier un pervers narcissique en discernant, dans son attitude comme dans ses habitudes comportementales, un certain nombre de signes caractéristiques de cette pathologie, en particulier dans le contexte des relations aux autres.
Le premier signe, et le plus important, relève d’une combinaison de narcissisme et de perversité. Ainsi, pour Paul-Claude Racamier, « la perversion narcissique se caractérise, pour un individu, par le besoin et le plaisir prévalants de se faire valoir soi-même aux dépens d’autrui » (Les Perversions narcissiques, p. 22).
De nombreux « symptômes » comportementaux viennent appuyer ce signe révélateur :
- L’affirmation excessive de soi (le fait d’avoir un ego surdimensionné).
- Un besoin perpétuel d’attention.
- Le besoin de séduire.
- L’adoption d’une posture de victime en toutes circonstances (c’est toujours l’autre qui est coupable).
- L’expression de la condescendance et du mépris.
- Une prédilection pour le mensonge (et, plus généralement, un manque d’intérêt pour la vérité).
- Un manque criant d’empathie.
- Une incapacité à s’excuser, à reconnaître ses erreurs, voire à remercier.
- Un langage qui tend à dévaloriser, culpabiliser et blesser l’autre.
- La certitude d’être dans son bon droit (ce qui le rend d’autant plus dangereux qu’il ne se rend pas compte de sa perversité).
Les signes relationnels
C’est surtout dans sa relation à l’autre que le pervers narcissique montre des signes visibles de sa pathologie – des indicateurs que la victime doit identifier dans le comportement quotidien de son prédateur.
Dans le cadre d’une relation (familiale, amoureuse, amicale), on retrouve ainsi le plus souvent des difficultés à communiquer, l’existence d’un sentiment de malaise inexpliqué, des réactions impulsives, une volonté de blesser par le langage, et la prédominance d’une culpabilité permanente du côté de la victime.
Le pervers narcissique tend également à isoler sa victime, à essayer de l’éloigner de ses proches afin de pouvoir la manipuler plus librement. Il la dévalorise, nie son individualité, cherche à la mettre en position de faiblesse psychologique – bref, la traite comme un objet.
Le mode d’action du pervers narcissique
Autre signe caractéristique : une façon d’être qui privilégie l’action à la réflexion. Pour le pervers narcissique, la clé de l’efficacité réside dans la rapidité avec laquelle il prend l’ascendant sur sa victime. Il doit manœuvrer avant que celle-ci ait le temps d’anticiper, de réagir ou de se défendre.
Il entend rester maître de la situation en conservant toujours une longueur d’avance sur l’autre – mais sans jamais révéler au grand jour ses intentions véritables. Au besoin, il peut adopter un comportement agressif et actionner des leviers d’intimidation : sur ce point, Racamier le compare à un oiseau qui exhibe son plumage pour sidérer son adversaire et prendre l’ascendant sur lui.
Le cœur de cette « méthode » employée par le pervers narcissique n’est autre que la « chosification » de la victime. Il s’agit de l’affaiblir, de la discréditer et de la dévaloriser, notamment en usant du langage comme d’une arme. On retrouve, dans ses déclarations, des phases typiques comme « Tout ce que j’ai fait pour toi », « Je t’aime plus que quiconque », « C’est de ta faute et pas de la mienne », « Tu ne comprends rien », etc.
Le test du Manipulateur
Dans la mesure où la perversion narcissique passe par une forme de manipulation psychologique, celle-ci permettant au prédateur d’affermir son emprise sur sa proie, il est également possible d’identifier un pervers narcissique en utilisant le « test des 30 caractéristiques » élaboré par la thérapeute cognitivo-comportementaliste Isabelle Nazare-Aga.
La liste de ces caractéristiques a été publiée pour la première fois en 1997, dans son livre Les manipulateurs sont parmi nous. Le test est concluant si la personne analysée (homme ou femme) est concernée par au moins 14 critères sur les 30 qui suivent :
- Culpabilisation des autres au nom du lien familial, de l’amitié, de l’amour ou de la conscience professionnelle.
- Report de la responsabilité sur les autres (il/elle n’est jamais responsable).
- Incapacité à communiquer clairement sur ses besoins, ses émotions, ses opinions ou ses demandes.
- Tendance à apporter des réponses floues et/ou incohérentes.
- Changement d’opinion, de comportement ou de sentiment en fonction des situations et des personnes.
- Invocation d’arguments logiques pour déguiser ses besoins et ses demandes.
- Propension à attendre des autres qu’ils soient parfaits, immuables et réactifs.
- Remise en cause des compétences, des qualités et de la personnalité des autres.
- Besoin de l’autre pour rédiger ses messages et communiquer à sa place.
- Tendance à monter les personnes les unes contre les autres, à semer la zizanie dans un groupe ou entre des proches.
- Adoption d’une position de victime pour se faire plaindre.
- Tendance à ignorer les demandes, tout en assurant vouloir les prendre en charge.
- Utilisation des principes moraux d’autrui pour assouvir des besoins personnels.
- Penchant pour la menace déguisée et pour le chantage ouvert.
- Changement de sujet en cours de conversation.
- Tendance à fuir un entretien, un échange, une réunion.
- Habitude de miser sur l’ignorance des autres pour mettre en avant sa supériorité.
- Recours au mensonge.
- Propension à prêcher le faux pour obtenir le vrai.
- Égocentrisme.
- Jalousie.
- Rejet de toute critique et négation des évidences.
- Négation des droits, des besoins et des désirs d’autrui.
- Jeu sur l’effet de surprise : attendre le dernier moment pour demander quelque chose ou pousser quelqu’un à agir.
- Élaboration d’un discours logique ou cohérent, tout en montrant une attitude déraisonnable ou contradictoire.
- Tendance à flatter, à faire des cadeaux, à séduire.
- Création d’un sentiment de malaise et d’enfermement.
- Efficacité à atteindre ses propres objectifs aux dépens d’autrui.
- Propension à inciter les autres à faire des choses qu’ils n’auraient pas faites de leur propre gré.
- Objet des conservations, même lorsqu’il/elle est absent.
Comment réagir face à un pervers narcissique ?
Répondre à la question « qu’est-ce qu’un pervers narcissique ? » et identifier ce trouble chez une personne de son entourage, c’est une chose. Mais comment réagir lorsque la maladie est mise au jour ? Quelle est l’attitude à avoir dans ce cas de figure ?
Compte tenu du caractère inconscient de la pathologie (le prédateur ne pense pas à mal), la seule réaction saine est la rupture. Celle-ci doit être radicale afin d’échapper à toute tentative ultérieure de manipulation et aux conséquences du sentiment de culpabilité qui naît presque forcément chez la victime.
En ce sens, il est important, dans l’ordre, de : faire cesser la situation abusive ; poser des limites bien définies ; et mettre un terme à cette relation toxique pour se protéger. C’est d’autant plus nécessaire que le pervers narcissique, lui, est dans l’incapacité de se remettre en question et qu’il rejettera toujours la faute sur l’autre.
Il est donc impossible de lui faire entendre raison et, a fortiori, de le pousser à se soigner. Parfois, la fuite est tout simplement la meilleure solution.
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